Edité chez Julliard - Un livre oublié dans ma bibliothèque.
Je pensais en relisant ces pages magnifiques à une amie et à ses interventions parfois douloureuses sur fb. Surmonter l'absence d'un être cher est un long travail
sur soi.. Cela m'est arrivé et je pense à quelques autres amies très touchées également par le drame d'une
disparition.
Le temps d'un soupir de Anne Philipe
Anne Philipe a
accompagné son mari Gérard Philipe jusqu'à son dernier souffle. C'est un
monologue particulièrement émouvant. Elle dit sa solitude et sa douleur dans un
présent qui lui semble impossible à vivre sereinement et pourtant..
P.54 - ... Le désert, plus qu'aucun autre paysage, donne la
liberté de l'imagination. Un arbre au bord de la piste, un couple d'oiseaux
dans le ciel témoignent plus de la vie que la plus verte vallée. Je te parlais,
ou nous chevauchions côte à côte sans prononcer une parole. Quand mon rêve
s'évanouissait et que je me retrouvais privée de ta présence, je n'en éprouvais
aucune tristesse. Tu existais, nous nous étions rencontrés, qu'importait le
reste. Nous n'étions pas encore accordés, tout restait à construire... Je me
croyais hors du cycle " malheur-bonheur ". J'ignorais que c'était le
bonheur même qui me donnait cette assurance. Je le respirais aussi
naturellement que l'air.
P. 72 - ... C'était notre dernier voyage, ton ultime visite
aux lieux que nous aimions. Plus jamais nous ne marcherions ensemble dans
Paris, plus jamais nous n'éprouverions le sentiment d'être chez nous, une fois
franchis le carrefour du Bac ou la place Saint-Michel par où nous passâmes ce
jour-là. Les centaines de matins ensoleillés où nous faisions le trajet en sens
inverse me remontèrent en mémoire. Nous débouchions de la rue Bonaparte et
recevions chaque fois avec le même émerveillement et la même fierté la beauté
des bords de la Seine. Comment appeler cette couleur du ciel, ni bleu ni blanc
ni gris ni doré et de tout un peu à la fois, mais avec en plus cette vibration
douce de la lumière, ce scintillement satiné qui donne à ce paysage de pierre,
aux courbes des arches et du fleuve, une grâce comme méritée, inséparable de
l'esprit et de l'intelligence. Nous suivions les quais jusqu'au Trocadéro et
parfois, quand nous n'étions pas en retard, nous nous arrêtions pour regarder
cette splendeur, comme cela, à la sauvette, parce que la vie est ainsi faite,
qu'à Paris on se déplace toujours pour aller d'un endroit à un autre et non
pour aller nulle part, le nez au vent, les mains dans les poches. Chaque année,
nous nous promettions de garder du temps que l'on appelle si injustement perdu
mais dès que nous étions là, la vie nous happait, nous étions pris dans
l'engrenage, et une longue promenade à pied devenait un événement presque plus
rare qu'un grand voyage...
Anne et Gérard Philipe en promenade
P.81 - ... Il m'est encore difficile de vivre le présent,
j'y adhère rarement sans faire d'effort. Quand nous parlions de la mort, nous
pensions que le pire était de survivre à l'autre ; je ne sais plus, je cherche
et la réponse varie suivant les jours. Quand je suis prise à la gorge par une
bouffée de printemps, quand je regarde vivre nos enfants, chaque fois que je
touche la beauté de la vie et que pendant un instant j'en jouis sans penser à
toi... je pense que de nous deux tu es le sacrifié. Mais quand je suis engluée
dans la peine, diminuée par elle, humiliée, je me dis que nous avions raison et
que mourir n'est rien. Je me contredis sans cesse. Je veux et ne veux plus
souffrir de ton absence. Quand la douleur est par trop inhumaine et apparaît
sans fin possible, je veux être apaisée, mais chaque fois que tu me laisses un
peu de repos, je refuse de perdre notre contact, de laisser nos derniers jours
et nos derniers regards s'estomper au profit d'une certaine sérénité et d'un
amour de la vie qui me reprend, presque à mon insu. Et ainsi, sans me reposer
jamais, sans m'arrêter, j'oscille d'un point à l'autre avant de retrouver un
équilibre sans cesse menacé. Il en sera longtemps ainsi. Je l'accepte...
Comme une soie fragile brutalement fendue de haut en bas, cette horrible douleur lacérante, et, dans la conscience obscurcie, quels torrents, quelles cataractes, quelles avalanches, quels naufrages, quels incendies, quelles laves, quelles ténèbres autour de l'absence soudaine et vrillante d'un être aimé, de l'être uniquement aimé ! Citation de André Pieyre de Mandiargues dans : Les sang de l'agneau.
Cette lecture est particulièrement émouvante.
Dans quelques jours je rendrai hommage à une amie très chère décédée il y a juste dix ans.
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